Expat corner: Mettre la culture au cœur des politiques: ça aiderait énormément
S. E. Henri Paul est un diplomate « atypique ». Bucarest a été sa première destination diplomatique. C’est toujours à Bucarest que nous l’avons rencontré, à la fin de son mandat d’ambassadeur.
Sa carrière est étroitement liée à la Cour des comptes de France mais néanmoins, il pense vraiment que la culture doit être envisagée comme un élément incontournable du bien-être humain. C’est peut-être pour cela qu’il a accepté d’entrer dans un jeu de questions ayant un prétexte culturel. Interview par Stela Nadoleanu
"Paul Morand, L’Européen", exposition et colloque dédiés à l’écrivain,ambassadeur de France en Roumanie en 1942
En 2009, à l’occasion de l’ouverture de l’exposition, vous avez affirmé que Paul Morand vous a servi, d’une certaine manière, de guide et que, tout en l’appréciant en tant qu’écrivain, vous avez bien compris, le long de votre séjour en Roumanie, sa passion pour le mélange entre l’Orient et l’Occident.
Si vous relisez le livre que Paul Morand a consacré à Bucarest, qui est paru en 1935, vous allez voir qu’il y a beaucoup de notations qui ressemblent au Bucarest d’aujourd’hui ou même à la Roumanie d’aujourd’hui. Il y a des traits fondamentaux qui sont restés les mêmes, à mon avis. Et le mélange entre l’Orient et l’Occident est toujours vrai. Ça se voit et d’ailleurs les Roumains le ressentent. Parce qu’il y a des Roumains qui, eux-mêmes, se sentent plus attirés vers l’Orient et des Roumains qui se sentent plus attirés vers l’Occident. Il s’agit de tropismes différents. Par exemple, quant à votre revue, il est clair qu’elle est orientée vers l’Occident. C’est ce qui donne une partie du charme et de la spécificité de la Roumanie et qui est une qualité, au fond. C’est bien, les mélanges ; simplement, il faudrait en faire une dynamique et une force et, souvent, on en fait une faiblesse.
Qu’est-ce qui reste toujours, à présent, de la Roumanie de Paul Morand? Enfin, elle a quel air, "votre Roumanie", maintenant, à la fin du mandat ?
On ne peut pas décrire la Roumanie en quelques mots. C’est un pays très grand et très divers. La Roumanie d’aujourd’hui traverse une crise très profonde et je pense qu’elle est en train de créer autre chose. Elle se sent européenne d’abord et ensuite, je pense qu’il appartient aux jeunes Roumains de créer un modèle à eux, qui ne tienne vraiment ni de l’Occident, ni de l’Orient, mais qui soit vraiment à eux.
"Bucarest, la mal aimée", exposition — signal d’alarme,au Palais Kalinderu
Si vous aviez la chance de sauver au moins un tout petit bout de Bucarest (une maison, un parc, une ruelle etc.), quel serait cet endroit ? Et comment pourrait-on prendre mieux soin de cette ville?
Justement, on ne peut pas sauver juste un tout petit bout de Bucarest et laisser le reste détruit. Ce qu’il faudrait faire, c’est créer une forme de protection générale. Ce qu’on fait aujourd’hui est qu’on sauve un bout et on détruit le reste. Ce n’est pas bon du tout. Ce qu’il faut, c’est créer ce que nous avons par exemple en France, dans certaines villes, qu’on appelle un « secteur sauvegardé ». C’est-à-dire on va dans une zone que l’on veut conserver mettre des normes qui empêchent de faire n’importe quoi. Cela permet de préserver le style d’ensemble, tout en le laissant évoluer. C’est parfaitement possible et c’est ce qu’on ne fait pas à Bucarest.
"Napoléon III", exposition au MNAR
Le long de votre mandat, vous avez accordé un certain nombre de distinctions à des personnalités roumaines exceptionnelles. Est-ce qu’il y a en ce moment des noms qui font déjà ou qui feront la différence dans l’avenir de la Roumanie?
J’aime bien Cristian Pârvulescu. C’est quelqu’un de très bien, qui a des idées très saines sur la démocratie et qui devrait jouer un rôle plus important.
Elvire Popesco
Comment voit-on de Paris la culture roumaine, aujourd’hui?
Je pense qu’on ne la voit pas beaucoup et qu’on ne la voit pas assez. Et ça, c’est un peu de la faute des Roumains parce que, à part le cinéma, on ne voit pas trop les artistes roumains en France. Peut-être qu’il faudrait un petit effort de promotion. On voit peu, par exemple, Radu Afrim, qui a fait des mises en scène, en particulier à l’Odéon. Il y a eu, à un moment donné, une vente d’œuvres d’art, chez Tajan. Mais il n’y a pas eu beaucoup d’autres manifestations concernant les artistes roumains. Et c’est dommage. C’est un problème qu’il appartient aux Roumains de « résoudre ». Et ce n’est pas vrai qu’il n’y a pas d’argent, parce que cela ne demande pas tant d’argent que ça. Cela demande une bonne organisation et la volonté de faire des choses. Ce n’est pas facile, je le reconnais, mais il est quand même possible de le faire.
"Raoul" – James Thiérrée, spectacle de théâtre, danse,pantomime, cirque
Si on pouvait, en tant que Roumains, miser sur certains atouts, talents ou plutôt sur un mélange de traits définitoires qui nous valorisent de plus, lesquels devrait-on choisir?
Ah, il y en a beaucoup. Moi, je trouve que la Roumanie a beaucoup d’avantages et que Bucarest est une ville qui a plein d’énergie. Tous les artistes, tous les créateurs qui sont venus ici ont tous adoré Bucarest. Il y a une bonne énergie créatrice. Toutes les villes ne sont pas comme ça. Et un charme réel et quelque chose qui fait que beaucoup de choses soient possibles. C’est difficile de réaliser les choses, de coordonner, on se dispute, mais en même temps il y a un bon élan. Il y a des pays où cela est très difficile, car les choses sont très cadrées. En Roumanie, c’est une raison importante pour laquelle les artistes étrangers y restent.
Fête de la Musique
Si on pense au spécifique de cette fête en France, est-ce que vous avez retrouvé la même « joie de vivre » à Bucarest?
Je pense que, en ce qui concerne la Fête de la Musique, on pourrait faire mieux. Nous avons essayé : c’était sympa quand il y avait des concerts devant le Musée National d’Art, mais il faudrait en faire plus. Il faudrait que la Mairie de Bucarest se mêle de la Fête de la Musique. Une grande Fête de la Musique à Bucarest serait très bien. C’est ce que je souhaite. Surtout que les événements que la Mairie organise à l’extérieur ne sont pas terribles. Ils dépensent beaucoup d’argent pour pas grande chose. Il faut des événements auxquels le public participe effectivement, où le public ne reste pas passif. Je trouve qu’on devrait réanimer cette ville en demandant aux jeunes créateurs, artistes d’animer des événements. Alors qu’on paie des troupes qui se présentent avec une logistique très lourde. C’est un certain manque de légèreté. J’aimerais plus de légèreté et de souplesse dans la Fête de la Musique.
Si on revient à la question et à cette "joie de vivre"...
Oui, bien sûr, mais vous savez, la Fête de la Musique a été créée par Jack Lang. Donc, c’est un événement qui s’est installé dans la ville au fur et à mesure ; il n’était pas à l’origine comme il l’est maintenant. C’est comme la Nuit des Musées – c’est moi qui l’ai inventée en France. J’ai demandé à quelqu’un de me faire un rapport sur les événements originaux qui se passent dans d’autres pays et on m’a parlé de cette Nuit des Musées qui existait au Pays-Bas. Et après, on s’est dit qu’il faudrait l’avoir en France. Et nous l’avons mise en place pendant que j’étais au Ministère de la Culture. C’était décidé, contre l’avis des conservateurs des musées qui, évidemment, n’en voulaient pas, parce qu’ils ne voulaient pas ouvrir les musées pendant la nuit. Mais du coup, ouverts la nuit, les musées intéressaient beaucoup de gens parce que voir un musée la nuit, ce n’est pas comme le voir le jour. On voit les choses différemment, on peut le mettre en scène et déjà ce n’est plus le même public qui va au musée le dimanche, par exemple. Ça a changé complètement l’image du musée et ça l’a beaucoup rajeuni. Et c’est la même chose avec la Fête de la Musique : si on la fait d’une manière très souple, en associant de jeunes gens, en leur donnant les moyens, au lieu d’avoir de grosses installations et de payer de lourdes boîtes, on peut changer le regard des gens sur la ville et la rendre beaucoup plus agréable et plus sympathique. Parce que c’est ça, la culture. On pense que la culture signifie faire des expositions sur des peintres que personne ne connaît. Bien au contraire, l’idée de la culture est de permettre aux gens de vivre mieux. Il faut envisager la culture comme ça. Elle est indispensable, on ne peut pas vivre sans. Surtout dans un pays comme la Roumanie, où c’est difficile de vivre. Et c’est une chose qu’il faut faire en Roumanie : c’est de mettre la culture au cœur des politiques. Ça aiderait énormément. Et d’ailleurs, quand vous regardez la vie de Bucarest de la période d’entre-deux-guerres, qui a été le moment d’explosion de Bucarest, regardez la place que la culture avait en Roumanie. Elle était énorme. Il est important, au moment même où les gens ne se sentent pas bien, de leur donner de la culture. Et c’est pour ça que je suis très content de la manière dont vous avez préparé cette interview, car il faut partir de la culture, au lieu de croire que c’est un truc supplémentaire.
"Umbre şi lumini. Patru secole de pictură franceză", exposition au MNAR, en 2005, avant votre mandat / « Pictori români în Bretania », expositions en France en 2010
S’il fallait ébaucher un tableau en lumières et ombres, quelles seraient les entreprises françaises qui vous tiennent au cœur ? Avez-vous des regrets ? Ou un projet que vous n’avez pas eu le temps de mettre en place?
Moi, dans les projets, je préfère parler de l’avenir. Pas du passé. Dans les projets à venir, on a une jolie exposition sur Piff, cette année. Et il y a encore un projet, j’espère pour l’année prochaine, qui me tient beaucoup au cœur : c’est une exposition sur Jean Marais. Avec, en même temps, le cinéma français, un cycle de films. Je pense que Jean Marais est bien connu ici, alors qu’en France il l’est aussi, mais peut-être un peu moins. Je sais qu’il est venu tourner un film en Roumanie. J’ai un ami roumain qui m’a montré un autographe de Jean Marais. C’est un beau personnage, qui avait plein de talents : sculpteur, peintre, acteur, poète à sa manière aussi.
Quels seraient les mots qui définiraient de la manière la plus adéquate votre séjour en Roumanie?
Je suis très content de mon séjour en Roumanie. L’idéal, il faut l’avouer, ce serait d’être en Roumanie et de ne rien faire du tout, de contempler la Roumanie, lire les journaux, rencontrer des Roumains, faire la fête et surtout pas faire de la diplomatie... Je regrette beaucoup de quitter la Roumanie.
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