Un regard d’anthropologue sur le Bucarest des années ‘70 et d’aujourd’hui
Après de nombreux bruits qui courent déjà depuis quelques années, voilà en fin de compte la parution de l’édition complète de la traduction en roumain du livre "L’invention du peuple: chroniques de Roumanie"
Après de nombreux bruits qui courent déjà depuis quelques années, voilà en fin de compte la parution de l'édition complète de la traduction en roumain de votre livre, L'invention du peuple : chroniques de Roumanie, chez Idea Design & Print de Cluj, dans la collection Refracții. Comment en décririez-vous les réactions jusqu'à présent ?
Comme d’habitude, il y a d’une part des réactions positives, voire certaines très positives, quelques unes peut-être exagérément positives, d’autres critiques, mais qui montrent un intérêt certain pour le livre et le travail qu’il a représenté, et d’autre part, un certain nombre très négatives qui, à mon avis, passent à côté du sujet en ce qu’elles ne visent ni le mode d’articulation de la pensée à l’œuvre dans l’ouvrage ni les références des diverses sources travaillées, mais déplorent dans un langage parfois quasi raciste une approche critique de penseurs roumains, allant dans certains cas jusqu’à m’accuser d’être à la solde de je ne sais quel pouvoir étranger… Ces dernières critiques sont d’autant plus grotesques, c’est le moins que l’on puisse dire, en ce que le pays, depuis 1989, est lentement devenue une sorte de néo-colonie dont les représentants politiques ne sont que des marionnettes pour le spectacle politique télévisuel… Les vraies décisions se prenant en coulisses entre les véritables décideurs…
Cependant, malgré la critique tranchante de la vision préfabriquée du concept de nation roumaine, créé par les élites sur des fondements folklorisants le plus souvent corrompus, votre livre est un plaidoyer pour une compréhension plus profonde et plus correcte des communautés dans l'espace roumain. J'oserai même affirmer qu'on en retrouve une certaine sympathie et que vous leur êtes reconnaissant pour leur propre existence. Comment décririez-vous, brièvement, cet écart entre l'idéologie et la réalité du terrain ?
Ce que j’ai voulu dire c’est le peuple ou mieux les divers groupes qui donneront plus tard un peuple et ensuite une nation ont eu des vies autonomes dans le cadre de la féodalité (réelle en Transylvanie) plus orientalisante en Moldavie/Munténie, vie autonome dans les formes économiques, administratives et y compris, ce qui ne plaît pas à certains auteurs roumains, dans les variations dialectales de la langue… Pour qu’il y ait un peuple il faut déjà auparavant une destruction des communautés traditionnelles plus restreintes par des facteurs politico-économiques, et surtout la création d’une élite intellectuelles (fût-elle mince) dans la naissance d’une langue de culture écrite à la fois sacrée et profane (rappelons nous la tristesse de Dinicu Golescu devant l’absence de mots roumains pour décrire les réalités qu’il voyait à Vienne par exemple !). Et donc de ce point de vue, il faut une entreprise et de création et de traduction intenses, ce dont ne s’occupent jamais les communautés archaïques. Ensuite, et là selon les circonstances d’un monde en voie lui-même d’unification moderniste, l’argumentation politique de l’entité État-nation commence à s’installer au fur et à mesure que le pouvoir impérial s’affaiblit : sans la défaite de l’Empire ottoman à la fin du XIXe siècle , pas d’Union des Principautés, sans la défaite des empires centraux en 1918, pas de Grande Roumanie, c’est le b.a.-ba de la géopolitique : il n’y a jamais de justice immanente de l’histoire. Or les visées des sociétés paysannes archaïques n’ont jamais été l’État-nation, ni même celle d’un peuple-culture, leurs visées ont toujours été l’accomplissement plénier de leurs rituels fondamentaux consacrés à leur reproduction sociétale, et donc à leur survie comme être-là-dans-le-monde (le Das Dasein communautaire).
Ce sont les intellectuels, en référence à des modèles déjà créés ailleurs qui ont instrumentalisé les divers folklores (essentiellement la présence dans l’espace d’un dialecte et des discours populaires versifiés ou non) pour en faire l’un des ferments de l’unité… Or l’anthropologue n’a pas à dire ce qui est bien ou mal pour un groupe, son rôle c’est de déchiffrer (déconstruire et reconstruire), en dehors du domaine propre de l’économie-infrastructurelle, les articulations mentales qui caractérisent un groupe humain et la manière dont il auto-légitime sa présence au monde, tout en restituant dans leur logique propre (i.e. indigène) les moyens, violents et/ou symboliques qu’il emploie pour se perpétuer en tant qu’il est cela et non autre. C’est pourquoi, si en son essence l’homme est le même comme le disait Lévi-Strauss, les cultures humaines offrent des différences comme un arc-en-ciel… avec de multiples variations, comme les fugues de Bach.
Mais comment voit-on Bucarest de la perspective exposée dans votre livre ?
D’un certain point de vue la ville a changé, surtout dans le centre, il n’y a plus de cochons dans les porcheries des maisons basses de la rue Eminescu par exemple ou autour de l’ambassade de France. Le marché Amzei n’est plus ce grand marché paysan, comme Obor n’est plus l’énorme foire permanente que j’ai connu au début des années ’70, les moutons y arrivaient en troupeau pour y être vendu pour la consommation… Bucarest ressemblait encore à la ville décrite par Paul Morand. Les rues centrales, Victoriei, Magheru, sont devenue « chics », avec des magasins de grand luxe, mais aujourd’hui on y côtoie la plus grande pauvreté, ce qui n’existait pas avant. Personnellement je me moque de voir dans des vitrines des montres à 30 OU 40.000 euros quand le soir sous les proches d’entrées de ces mêmes magasins dorment des sans-abris, des femmes avec leurs enfants, des vieillards sans pension, de hommes malades ne pouvant se soigner… Les quartiers résidentiels sont bien plus marqués qu’auparavant des différence de la grande richesse par le nombre des voitures de très grand luxe (il y plus de Ferrari, Maserati, Bentley et Roll Royce dans le boulevard Beller que dans les quartiers ultra-chics de la ville italienne la plus riche, Milano). Exposition de la richesse pouvant aller jusqu’au plus mauvais goût, typique des paysans parvenus, comme cette croix gigantesque plantée dans la cour solennelle de la maison d’un Gigi Becali au début du boulevard Aviatorilor. Comme si l’on avait besoin de ce genre de signe ostentatoire pour affirmer sa foi…
Et puis la quantité de voiture est sans commune mesure avec les années 70, qui fait de Bucarest une des villes les plus polluées d’Europe, tandis qu’avant l’air y été plutôt respirable. Le seul progrès que j’y vois c’est la qualité des transports en commun dans le centre ville et juste au alentour, mais en contre partie, il faut noter la régression sans précédent de la qualité des transports ferroviaires. Prendre le train dans les banlieues de Bucarest c’est pire que de se trouver en Ethiopie. Ce qui n’a pas changé c’est la systématisation selon les mêmes plans ceausistes sans souci aucun du patrimoine historique de la ville comme l’atteste le marché Matache ou le cartier Brezoianu vers le boulevard Elisabeth et derrière le cercle militaire.
Vous habitez Bucarest depuis un bon nombre d'années et la Roumanie, depuis plus de 20 ans. Comment avez-vous fait pour choisir cet espace « de travail », quand il y en a tant d'autres qui sont, peut-être, beaucoup plus pittoresques et tentants pour un anthropologue ?
Entre 1991 et 2003 j’ai enseigné à Cluj (département d’histoire et philosophie), ce qui me permettait les fins de semaine et pendant les vacances de partir dans les campagnes d’alentour, de découvrir d’autres horizons de la Transylvanie et de faire ici et là des sortes de petits sondages de discussions au cours desquels j’ai appris beaucoup de choses sur la transition. Après 2003 j’ai été invité trois ans à enseigner à l’Université Saint Joseph (catholique-jésuite-maronite) de Beyrouth où j’avais un public rassemblant toutes les confessions chrétiennes et musulmanes du Moyen-Orient et d’Europe (j’ai même eu des étudiants esséniens dont la langue du culte est celle du Christ, l’araméen).. Puis mon contrat terminé, j’ai été mis à la retraite en France comme tout enseignant ayant atteint 65 ans… et puis surprise, des amis de l’UNARTE m’ont demandé de venir y faire un cours optionnel me laissant une totale liberté, aussi ai-je voulu développer une vision assez large pour inclure bien des aspects des rapports entre les arts et la politiques, je dis les arts car je fais des références non seulement aux arts proprement représentatifs classiques (peinture, sculpture, dessin), mais aussi à la musique, au cinéma, à la littérature (du moins celle que je connais)…
Je ne suis pas un voyageur (même si j’ai un peu tourné dans le monde, mais à coup sûr bien moins que les malades des colloques, en permanence dans les avions). J’ai même refusé un voyage de 8 jours de conférences au Japon car je trouvais que c’était un temps trop court pour un si long voyage et une si grande fatigue… pas essence je suis nonchalant… Donc ayant connu la Roumanie sous le communisme (j’y ai travaillé entre 1973 et 1982 avant d’en être expulsé)… et m’y ayant fait quelques excellents amis dont malheureusement quelques uns sont déjà morts, je trouvait fascinant d’en observer l’évolution et ce d’autant mieux que je prétends comprendre la langue et la parler même si je l’écorche quelque peu avec ma grammaire hésitante ou simplement fausse.
Je sais que vous dispensez un cours à l'Université Nationale de Beaux Arts de Bucarest. Quel est votre avis à l'égard de l'art contemporain actif en ce moment en Roumanie ? Et les autres segments du champ culturel roumain ?
Tout le monde sait que j’énonce des critiques parfois radicales envers certains courants de l’art contemporain en général et celui qui se déploie en Roumanie en particulier… l’idée que toute action entreprise avec une « intention artistique » est œuvre d’art me paraît une grave erreur de jugement, ou une grave déchéance de l’esprit… ou alors il faut assumer que l’art représentatif est mort et que l’on fait autre chose, mais convient impérativement de trouver un substantif pour cette activité. Ainsi, déféquer dans la rue avec une « intention artistique » serait donc une œuvre d’art critique… Soit, mais ceux des jeunes gens et jeunes filles qui affirment cela en se proclamant critiques radicaux, pourquoi par exemple pour lutter contre l’État policier qu’ils dénoncent ne vont-ils pas pisser sur les gendarme avec « intention artistique », se serait à coup sûr plus radical et, sait-on jamais, plus artistique ? On le voit tout cela c’est du Duchamp, du Foucault et du Deleuze mal compris et mal digéré. Il en va de même avec ceux qui affirment que l’art représentatif n’a plus besoin de représentation, seulement de texte explicatif d’une idée de représentation… Cependant, que je sache, formulation, thématisation, interprétation et explication de l’idée, y compris de l’idée de représentation dans la conscience, cela possède un nom : la philosophie. Je crois que dans le champ de l’art ou des arts contemporains certains groupes de jeunes artistes ou prétendus tels sont dans un état d’égarement ou d’errance, ils sont perdus. Et il y a de quoi l’être lorsqu’ils contemplent le spectacle de la société roumaine, celui d’une partie de ses élites politiques, une bande d’interlopes maffieuses volant le bien public, celui d’une partie de ses élites intellectuelles très bas-de-gamme, complètement déliées des grands débats internationaux, embourbées dans le provincialisme arrogant, car s’il y a mondialisation économique il y a nécessairement mondialisation des problèmes et l’espace national stricto sensu n’est qu’un cas particulier d’un ensemble plus général, dût-il posséder des caractéristiques propres à un contexte singulier. Spectacle lamentable aussi que celui de l’église majoritaire, BOR, devenue l’un des biseness les plus florissants du pays avec la plupart des universités publiques et privées.
Cela ne veut pas dire qu’il n’y pas de bons artistes dans la Roumanie d’aujourd’hui… il y en a à coup sûr et un regard jeté sur diverses expositions le montre, ainsi que l’a exposé la revue Idea en révélant quelques artistes de grand talent, même si la répétition démontre souvent une fatigue évidente de l’imagination quand elle se limite à ne pas trop choquer, à ne pas trop surprendre. De plus, le prétendu mélange de représentations esthétiques intentionnels avec des installations réalisées dans un esprit prétendument anarchique-révolutionnaire demeure dans une ambiguïté très dérangeante quand on sait qu’elles sont financées par des fondations on ne peut plus conventionnelles, voire parfois hautement réactionnaires comme la fondation Adenauer qui a subventionné la venue de Voina en Roumanie (sur le chemin de Berlin). Ce genre de financement jette donc une suspicion sur le rôle que joue ce genre d’activisme « critique » dont on remarque qu’il ne touche jamais les problèmes les plus essentiels du monde… Comme l’eût dit Debord, cet activisme participe lui aussi du spectacle intégré de la marchandise dans le grand jeu du capitalisme de la modernité tardive. Pis, il donne l’illusion de la contestation, il est en quelque sorte l’un des instruments qui renforce de fait le consensus culturalo-politique général faisant accroire une critique quand il n’est que simulacre de critique. Entre la droite réactionnaire roumaine, ortodoxo-paralégionnaire ou démocrate-chrétienne version Dâmbovitienne ou Somesienne et la pseudo-contestation il est peu de place en Roumanie pour déployer et dans l’art et dans la philosophie un véritable projet critique comme il en existe, tant en Europe occidentale qu’aux États-Unis…
Quel est votre suivant « projet » avec la Roumanie ?
Je n’ai pas de projet spécifiquement roumain sinon y vivre ma vie avec ceux que j’aime. Le reste ce sont des projets d’écriture plus généraux… D’une part je voudrais tenter d’écrire un essai sur le musicien Richard Strauss (Der Rosenkavalier) et à ce sujet réfléchir sur la décadence… de Mozart au Chevalier à la Rose… et puis un autre projet plus ambitieux dont je ne sais si j’en aurai la force et la patience (la patience du concept)… je voudrais reprendre la problématique philosophique et historique sur l’origine du capitalisme ayant constaté avec le temps que ni l’historicisme marxiste ni le fonctionnalisme de Weber ou celui de Sombart ne sont à même de répondre à l’interprétation de cette origine… Ni les féodaux enrichis (Marx), ni le protestantisme (Weber), ni les prêteurs juifs des villes italiennes du Moyen-Âge (Sombart), même si tous ont contribué à développer et renforcer le capitalisme, ils n’en donnent pas une explication généalogique…
Car en pratique tout part de Venise au 10e siècle et de Gènes un demi-siècle plus tard… pourquoi là et comment là ? Dans quelles conditions matérielles, mais surtout, et bien plus important, quelles furent les armes intellectuelles utilisées pour penser cet nouvelle forme de l’échange et du mouvement des capitaux ? Cela s’est passé dans deux villes catholiques en contact avec l’Orient… avec Constantinople… avec le monde arabo-musulman… et donc avec des sociétés dont les élites connaissaient encore la philosophie grecque ; deux villes de commerce maritime, d’échanges et de guerres simultanés qui perdront leur pouvoir avec la découverte de l’Amérique. C’est là une question qui me hante depuis bien des années…